Jossot et Gabriel Fabre, compositeur
(19 janvier 1858 – 31 mars 1931)

Bellery Desfontaines, L’Assiette au beurre, « Grandes et petites superstitions », 
n° 180, 10 sept. 1904

Gabriel Fabre est aujourd’hui presque totalement oublié, mais il a eu une grande notoriété à la fin du XIXe siècle. Ce compositeur, né à Lyon, est entré au Conservatoire à Paris où il a mené de médiocres études. En 1890, il rencontre Emmanuel Chabrier dont il est un cousin éloigné et qui guidera ses premiers essais. Fabre retiendra de lui son goût pour « les formules nettes » et une sensibilité pour la peinture impressionniste qu’il collectionne.

Pianiste peu inspiré et modeste, personnalité marginale, Fabre est doté d’un physique ingrat qu’il pare d’une cape de torero espagnol. Jules Renard le décrit comme « maigre, maladif, figure de rat très doux ». Il paraît avoir été le maillon reliant tous les réseaux de sociabilité artistique de la fin du siècle. Proche des littérateurs, il figure de nombreuses fois dans le Journal de Rictus qui donne idée de l’étendue de ses relations (voir ci-dessous). Fabre fréquente également un grand nombre d’artistes qu’il sollicite souvent pour illustrer ses partitions : Signac, Luce, Alexandre Charpentier, Auguste Lepère, Louis Welden Hawkins, Henri Le Sidaner, Charles Léandre, etc.

Dans Goutte à goutte, Jossot raconte comment il a rencontré ce musicien :

Je fis une provision de couleurs et, en compagnie de ma femme et de ma fille, je filai en Bretagne. Je m’installai à l’extrémité du Finistère, à Audierne, non loin de la pointe du Raz.

Quand je pris place à la table d’hôte de l’auberge, j’eus pour vis-à-vis un grand garçon au visage glabre et une petite femme qui, à n’en pas douter, était une gigolette de Montmartre. À une plaisanterie qu’elle lança, j’esquissai un sourire. Il n’en fallut pas plus pour rompre la glace.

-- Vous êtes peintre, monsieur ? me demanda mon compagnon.

Sur ma réponse affirmative, il précisa :

-- Je l’ai deviné... à vos cheveux.

Je portais, en effet, des cheveux longs, ainsi qu’il était d’usage chez les rapins de cette époque lointaine.

Puis il se présenta : Gabriel Fabre, compositeur. Nous eûmes vite lié connaissance : ses idées étaient soeurs des miennes. En sortant de table, nous prîmes le parti de nous tutoyer.

Il me pria de monter dans sa chambre où il avait un piano qu’on lui avait expédié de Quimper. Il me joua des airs bretons qu’il avait recueillis et harmonisés. À quelques-uns, il avait adapté des paroles de Moréas, de Camille Mauclair, de Charles Cros, etc. Sa musique subissait l’influence des Symbolistes : il fréquentait les mardi de Mallarmé.

Quelques mois plus tard, quand nous fûmes de retour à Paris, j’allai fréquemment passer la soirée en son logis de la Rue Lepic. Je m’y rencontrai avec le peintre Signac, le sculpteur Alexandre Charpentier, le poète Jehan Rictus, Francis Jourdain, Charles Henri Hirsch, Alfred Mortier, Georgette Leblanc qui épousa Maeterlinck, Paul Adam, bien d’autres que j’oublie.

Tous commençaient à se faire connaître ; moi seul était encore ignoré. Aussi me tenais-je dans un coin, n'osant ouvrir la bouche : j'étais affligé de la timidité du provincial fraîchement débarqué sur le boulevard. Les amis de Fabre, au contraire, depuis longtemps à Paris, étaient au courant des potins ; ils connaissaient plus ou moins des gens célèbres, ils émettaient avec aplomb leurs idées, alors que je n’osais formuler les miennes.

Fabre m’initia au mouvement symboliste, me prêta des livres, me dévoila les dessous littéraires et artistiques. Grâce à lui, je ne tardais pas à enrichir mon esprit et à vaincre ma timidité.

D’abord lié aux revues avant-gardistes, Fabre compose pour le théâtre et se fait remarquer pour une mélodie sur l’Orgue et l’Archet de Charles Cros qui sera publiée en 1893 et 1894. Le succès lui vient avec sa Chanson de Mélissandre inspirée de l’œuvre de Maeterlinck. Camille Mauclair l’introduit alors auprès de Mallarmé. Grand admirateur de Georgette Leblanc qui s’entiche aussi de lui, le compositeur anime souvent les soirées de l’actrice et lui dédie de nombreux lieder. En 1895, Fabre a atteint une grande notoriété : ses œuvres sont proposées comme modèles au Conservatoire, il obtient un grand succès à la Libre Esthétique de Bruxelles et des éditeurs prestigieux s’intéressent à son œuvre.

Il est néanmoins régulièrement obligé de défendre sa démarche artistique souvent prise à la légère. Revendiquant son statut de musicien des poètes, il doit prouver qu’il n’est pas un simple accompagnateur, mais que ses « gloses » et ses « commentaires musicaux » mettent de la musique sur la poésie, assez subtilement pour révéler le poète sans le dépasser. Fabre opte ainsi pour une grande simplicité de moyen, avec des pièces courtes, puisant dans les traditions populaires. Paul Adam apprécie ses complaintes, « douce comme un baiser de timide adolescente sur la lèvre du faune narquois ; farouche comme le fléau qui enveloppe le vagissement des foules dans les maillots de la mort ; telles ces chansons non pareilles peuvent bercer nos heures méditatives et nos amitiés muettes, avant d’immortaliser, parmi les générations futures, la gloire de Gabriel Fabre. »

Fabre continue à publier jusqu’en 1908, époque où Rictus le trouve « négligé et sale », ou encore, « l’air de plus en plus d’une vieille merde et qui articule de moins en moins de sorte qu’on ne comprenne pas ou presque ce qu’il dit ». Abandonné par sa femme et leur enfant, il sombre dans la folie et achève son existence dans un asile.

caricature extraite de Mince de Trognes

Extraits du Journal
de
Jehan Rictus

Mardi 21 janvier 1902 :
Descendu. Dehors, au moment où je mettais à la poste mon manuscrit pour Rey, j’ai rencontré Gabriel Fabre en cape à l’espagnole avec une sordide petite roulure… Riche et bien nourrie, cette enfant se ferait peut-être, mais pauvre, elle est triste et lamentable à voir. Fabre par avarice et pour quelques repas profite de ces misérables. Et il est riche à environ mille à 1200 fcs de rentes par mois (notes pour les Nuits de Montmartre). Eté avec lui dîner à l’ex restaurant Battailles. Autre toupie sordide est survenue. Dents pourries, cape, beret. Et elle fumait une énorme pipe. Ça m’a terrifié. Fabre me dit que Hirsch ce soir recevait Le Sidaner et d’aller le voir… et je suis rentré et j’ai mis une chemise propre et j’ai été chez Hirsch 24 rue Lemercier (…) Puis la f. maitresfe de Hirsch est une gueuse, genre femme à Gaillard autrefois. Et elle déculotte un homme avec une singulière affranchise. Les yeux sont vicieux, c’est une chèvre amoureuse et lubrique... et je plains ce pauvre Ch. Henry. Trouvé là l’ex f. de Brulat (…) Rentré avec Fabre et Paillardon. Eté chez Trombert tandis qu’eux restaient chez Warin.

11 avril 1902
Vu la bande du Zut.. ; Ste Marie et Fabre lui-même, Fabre toujours en torero suivi d’une petite malheureuse qu’il a tirée du Zut…

17 avril 1904 :
On (avec Léon Bloy) a rencontré Fabre qui habite dans la maison et qui mène une existence misérable avec une petite qu’il tient en esclavage, suspendue à sa fausse bohème, à sa pauvreté feinte : car il est riche et avare. Je l’ai présenté. Fabre en costume ridicule a montré aussitôt son égoïsme et la peur épouvantable qu’il a d’être tapé, peur qui étreint tous les contemporains. Il s’est écrié, quand en le présentant j’ai dit à Bloy – « Fabre habite à côté de chez vous » – « Ho ! je ne vous gênerai pas, je suis loin de votre appartement ». Et Bloy qui souffre de la solitude de répondre avec un rire ironique. – « Oh ! mais je ne demande pas mieux que d’être gêné ».

18 nov. 1904
Au bureau de tabac rencontre ce dadais de Gabriel Fabre qui me demande d’assister à une audition de ses oeuvres chantées par Georgette Leblanc. Je n’irai pas parce que ça m’ennuie. Nous parlons du dernier livre de vers de Madame Catulle Mendès entré hier en librairie.

7 avril 1905 :
Donc vu Georgette Leblanc : belle très belle fille avec qui j’aimerais coucher. Jolie voix et aussi belle musique. Très bien en somme. Ça dure une heure. Morceaux déjà entendus jadis Salle du journal. Fabre est dans la coulisse.

18 mai 1905 :
On cause. Voici Fabre. On parle de Dietz, Paillard, Kahn, Savola, Bailleu, Hugues, Hirsch, Clavette etc. un tas de salauds de demi-bourgeois, demi-putains, demi-artistes : cancanniers : fielleux : avares, purotins : qui se donnent des réceptions : ont des « jours » et jouent aux grands mondains.

9 juin 1908 :
chez Coquet : « Gabriel Fabre avec son extraordinaire petite maîtresse : celle qu’il a trouvée au Zut et à qui il a fait un enfant et qui est toujours toute chafouine, toute petite toute guenuchette. Il la cache le plus possible : comme moi je cache Cilou, mais elle, c’est à cause de son argent. On a honte de sa queue et puis de l’opinion publique... Fabre me dit que « je rajeunis ». C’est l’effet de ma journée à la campagne. Lui en tout cas ne rajeunit point : il est négligé et sale... c’est par avarice. A propos de sa petite maitresse, je crains qu’un jour il ne m’arrive une aventure semblable à la sienne. » (un enfant)
(...) Gabriel Fabre qui a l’air de plus en plus d’une vieille merde et qui articule de moins en moins de sorte qu’on ne comprenne pas ou presque ce qu’il dit (...) Fabre est déprimant. Son enfantelet qu’il a eu avec une petite dégénérée a l’air d’une crotte coiffée d’une casquette... Fabre d’un coup d’œil voit tout de suite le défaut de la personne à laquelle il parle et le lui dit : en ricanant. Lion, mais, avare, sycophante ; vicieux : tel est Fabre qui a cependant du talent.

11 fév. 1909 :
(...) Hirsch enragé, se bat avec tout le monde depuis la mort de Mendès. « Il a engueulé Fabre son vieil ami : pour un mot malheureux de ce dernier. Mais Fabre a toujours le mot malheureux et malveillant. Cela lui jaillit avec un bonheur épouvantable et quant on a une plaie vive si cachée soit-elle et même s’il l’ignore, il met le pied dessus comme par hasard et sans avoir l’air d’y toucher encore. C’est consternant ».

Sources :

Retrouvez les autres copains
de Jossot...

lien vers les copains de Jossot

Valid XHTML 1.0 Strict