Passementerie, L'Assiette au beurre, n°102, 14 mars 1903

Un débat a eu lieu dans le cadre des réunions de l'EIRIS, à propos d'une image de Jossot utilisée en couverture du livre de Raymond Bachollet, Les Cent plus belles images de l'Affaire Dreyfus, Paris, éd. Dabecom, 2006. Un texte produit par Alain Deligne a momentanément été publié sur le blog Caricatures et caricature. Ma contribution critique à ce débat (enrichie de nombreuses images dénichées par Agnès Sandras) se base sur cette version du texte qui a ultérieurement été remaniée et clarifiée par son auteur pour paraître dans Ridiculosa, n° 14, 2008, sous le titre « Tester la théorie sémiotique de l'image ». Cette dernière version s'avère plus soucieuse de pédagogie envers un lecteur non spécialiste en sémiologie. L'exercice consistait à analyser une image de Jossot à l'aide d'une méthode inspirée du livre de Martine Joly, Introduction à l’analyse de l’image (Paris, Armand Colin, coll. 128, 2005).

Elle était trop nue...

Henri VILTARD

lien vers la page en italien

Elle était trop nue... est la légende d'une caricature de Jossot (reproduite ci-dessus) qui a inspiré la réflexion d'une équipe de chercheurs. L’exercice de sémiologie consistait à éprouver la méthode de Martine Joly par l'analyse de ce dessin. Cet exercice collectif est riche d'enseignements en ce qu'il révèle avec efficacité les atouts et les limites d'un type d'approche que je ne saurais partager. L'inflation de vocabulaire technique, lorsqu'il n'est pas clairement défini, nuit à l'intelligibilité d'un échange qui se veut interdisciplinaire. S’il est entendu que le jargon sémiologique existe parce qu’il permet d’être plus précis, de dégager la subtilité des différents éléments d'une phrase ou d'une image qui s’imbriquent et s'associent pour faire sens, il n'est pas abusif d'afficher un certain scepticisme lorsqu’une œuvre d’art se trouve réduite à « une pratique intermédiale ». G. Didi-Huberman a déjà dénoncé en termes polémiques cette tendance de l’histoire de l’art à réduire le visible à l’intelligible. Derrière la « copule », la « valeur aléthique », le « shifter de l’icône », la « fonction perlocutoire », le « statut trans-textuel », la « déictique illocutoire » qui peut aussi être « locale, temporelle, et même intratextuelle (anaphorique et cataphorique) », n'est-ce pas la dimension hypnotique des images de Jossot qui disparaît ? « Penser l'élément du non savoir qui nous éblouit chaque fois que nous posons notre regard sur une image de l'art » ; ne pas s’interdire « de voir ou plutôt d'affronter ce moment où les images font violence, sont elle mêmes des actes de violence » , insiste encore G. Didi-Huberman.1

Jossot a lui-même théorisé et revendiqué cette brutalité de l'art. Elle est au cœur de son œuvre et à l’origine de notre intérêt pour ce dessin. N'est-ce pas en raison de son impact visuel qu'il a été reproduit (et modifié) pour servir de couverture à un ouvrage sur l’affaire Dreyfus ? « Elle était trop nue », tel pourrait être aussi le constat de l’historien face à l’image, « trop nue » pour s’offrir de bonne grâce à l’analyse. Pour l’appréhender, fallait-il vraiment déployer tout un arsenal linguistique susceptible d'occulter cette part de l'oeuvre qui ne s'épuise pas nécessairement en « messages » ? Le langage des caricatures est rarement univoque et ses connotations ne se découvrent qu’au travers d’une contextualisation historique minutieuse. Il y a quelque chose de réducteur à transformer une œuvre en message posté par l’artiste à l’adresse de ses récepteurs patentés.

Couverture de l'ouvrage de R. Bachollet

Le geste qui consiste à arracher l’image de son contexte séquentiel et historique fait assurément partie de sa réception. Il peut être considéré comme un acte de réappropriation, un mode d'expression personnelle de l’historien ou de notre époque, c’est-à-dire comme une réinterprétation qui prolonge l’existence de l’œuvre d’art. Cela ne dispense pas de s’interroger simultanément sur sa pertinence en tant que méthodologie historique. Isoler une œuvre pour la considérer comme un « objet en soi » est tout simplement impossible car le regard du chercheur et la matérialité même de son objet d’étude sont historiquement déterminés. L'oeil du spectateur n’est jamais vierge : « Pour pouvoir décrire de façon pertinente une œuvre d’art, nous devons l’avoir déjà classée stylistiquement », analyse Erwin Panofsky. Cet historien de l’art divise l’interprétation de l’œuvre selon un schéma progressif hérité de l’analyse kantienne de la connaissance – sens phénomène ; sens signification ; sens-document (de l’essence) – et en souligne les sources respectives d’interprétation subjective pour définir ensuite un « correctif objectif » qui passe par une histoire des formes, des types et des idées2. Non seulement les différents niveaux d’interprétation ne sont pas étanches, mais l’expression subjective de l’historien, qui aborde l’image à partir de son expérience, de sa culture visuelle et littéraire, est équilibrée par un « correctif ». Celui-ci sera ensuite nommé « horizon d’attente » par l'esthétique de la réception. Pour comprendre ce qui conditionne notre interprétation, il faut la confronter au regard des contemporains de l'oeuvre et restituer le contexte visuel et intellectuel qui a pu le déterminer :

« L’historien de la littérature doit toujours redevenir lui-même un lecteur avant de pouvoir comprendre et situer une œuvre, c'est-à-dire, fonder son propre jugement sur la conscience de sa situation dans la chaîne historique des lecteurs successifs. »3

Si Jauss tend à donner une valeur jusqu’alors refusée à l’interprétation subjective de l’historien, ce n’est pas pour en faire un principe d’analyse autonome et exclusif. Lorsqu’il coupe l’image de son contexte, le sémiologue ressemble à un savant de laboratoire qui confine son objet d’étude pour en étudier les réactions dans un environnement dont il maîtrise les paramètres. Ce chercheur dénature son objet et devrait confronter ses premiers résultats à d'autres observations réalisées en milieu ouvert, avec d’autres outils. Resituer l’image étudiée dans son environnement immédiat a l'avantage d'éviter des conditions d’analyse aussi irréalistes qu'artificiellement définies.

Elle était trop nue est parue en 1903 dans un numéro de l’Assiette au beurre intitulé « Passementerie », préfacé par Henry Bérenger, écrivain et journaliste à l’Action, un organe anti-clérical et libre-penseur auquel Jossot a également contribué. Ce numéro est composé de treize dessins en pleine page opposant la « Passementerie » à la « Vérité », selon une progression séquentielle dans laquelle notre image prend son sens historique et sémiologique.

Dès le début du numéro, Jossot associe la religion au mensonge en représentant Adam qui offre une feuille de vigne à Ève. La honte, instituée par l'idée du péché originel, exerce une contrainte sur les comportements sexuels naturels ; parce qu'ils ont dissimulé les nudités, les prêtres ont perpétré le premier mensonge et simultanément créé la première « passementerie »...

Passementerie, L'Assiette au beurre, n°102, 14 mars 1903

Passementerie, L'Assiette au beurre, n°102, 14 mars 1903

Dans l’image suivante, la nudité du primitif est mise en valeur par toute une quincaillerie d’anneaux, de plume, de peintures, etc. Cette fois, le désir est à l’origine du second mensonge : le corps « réel » ne suffit plus à attirer, l’individu ment sur lui-même et à lui-même en cherchant à « épater » son conjoint dans une mise en scène qui le transforme.

Sous la légende : « Rencontre de la Passementerie et de la Vérité », la dualité déjà implicite dans les images précédentes, apparaît clairement. Un personnage surchargé de vêtements typiques de la mode du XVIIIe siècle (perruque, robe, volants, rubans, hauts-talons, chapeau à plume, canne, sabre, etc.) parade fièrement tandis que la Vérité, entièrement nue, assise sur le banc d’un jardin « à la française », paraît ébahie par ce déguisement. Les cheveux simplement sertis d’un bandeau, sa nudité se réfère plutôt à la tradition classique.

Passementerie, L'Assiette au beurre, n°102, 14 mars 1903

Passementerie, L'Assiette au beurre, n°102, 14 mars 1903

La « Nouvelle rencontre de la Vérité et de la Passementerie » fait pendant à cette image. Une femme entièrement nue, mais coiffée du bonnet phrygien, descend les marches d’un échafaud ; elle regarde un sceptre brisé et une couronne royale gisant sous la guillotine, dans une mare de sang qui souille ses pieds.

Grâce à ces dessins, le spectateur associe maintenant l’image de la femme nue à la Vérité, mais il a aussi acquis le réflexe de l’opposer au vêtement qui masque et à l’accessoire qui ment. De plus, il a déjà compris que le dessinateur s’attaque à la représentation symbolique du pouvoir au travers du signe vestimentaire. Cette dernière image ne lésine par sur l’hémoglobine et les détails les plus terrifiants (traces de mains sur la planche témoignant d’une résistance, détail « perlocutoire » qui guide le spectateur vers le « trou » de la guillotine), qu’elle oppose à un corps souple et harmonieux, uniformément rose, s’offrant frontalement au regard du spectateur. À l’évidence – et ceci vaut comme un avertissement – les manifestations de la Vérité peuvent être sanglantes lorsqu’elle sort de son puits après un long règne de passementerie...

« La Liberté », L'Assiette au beurre, n° 263, 14 avril 1906

Dans ces exemples, la Vérité n'apparaît pas entièrement nue : elle porte tantôt un bandeau, tantôt un bonnet révolutionnaire... rien ne vient fondamentalement la distinguer de sa consoeur, la Liberté, qui est représentée dans un appareil tout aussi léger pour un numéro de l’Assiette au beurre de Kupka, intitulé « La Liberté ».4 Exactement comme elle sortirait d’un puits, cette Liberté s’échappe d’une prison, dont on perçoit encore les barreaux, en levant les deux coudes dans un mouvement ascendant qui permet de mettre en valeur les hanches et les seins, avec une cambrure toute classique. Dans d’autres dessins de Grandjouan, la femme nue représente « La Pensée libre », ou encore le loisir.5

« Les éteignoirs de la Pensée », L'Assiette au beurre, n° 244, 2 décembre 1905

« Les éteignoirs de la Pensée », L'Assiette au beurre, n° 244, 2 décembre 1905

Dans Elle était nue, le spectateur n’associe pas automatiquement la nudité évoquée par l’énoncé verbal à une femme allégorique qui serait la Vérité, du seul fait d’une convention iconographique ou d’un préalable, mais bien en raison d'une pédagogie du dessinateur qui prend soin de fournir toutes les clés pour une lecture adaptée à son interprétation personnelle du motif iconographique traditionnel. Il en est de même pour les autres personnages qui sont des archétypes courants dans les numéros antérieurs de Jossot. Le spectateur a appris à reconnaître la silhouette d’un prêtre, d’un juge et d’un militaire dessinés dans le style du caricaturiste. La perception « purement iconique » se réduit par conséquent à un artifice de l’analyste qui omet le regard nécessairement interprétatif du spectateur. Celui-ci a été formé – ou déformé – par le caricaturiste, apprêté pour une interprétation juste de cette « visualisation invisible » de l’invisible, ou, plus simplement, de cette représentation invisible d’une idée.

L’invention de ce dispositif original ne peut pas être lié à un quelconque malaise dans la confrontation de l’allégorie à la réalité.6 Jossot considère que les idées sont des entités concrètes qui influent sur la réalité. Il n’hésite pas, précisément, à tirer un effet humoristique de l’accentuation du contraste entre la réalité quotidienne et l’idée pure incarnée dans l’allégorie. Dans son numéro de l’Assiette au beurre publié en 1907 et intitulé « La Pudeur », deux passants stupéfiés lorgnent une jeune femme entièrement nue, aux cheveux déployés, qui passe crânement devant eux tout en se mirant : « – Quelle effrontée, cette Vérité ! oser sortir comme ça ! ». « La Pudeur », L'Assiette au beurre, n° 311, 16 mars 1907

Jossot s’est peut-être inspiré de personnes réelles dans cet exemple, mais le dessin étudié n'offre que des figures génériques, capables d’évoquer n’importe quels juges, militaires et prêtres. Le dessinateur possède une grande propension à raisonner sur des abstractions pures qui permettent de repousser, modifier ou évacuer la réalité des choses. Cette caractéristique lui sera d’ailleurs clairement reprochée par ses contradicteurs tunisiens au cours de polémiques journalistiques.

L'Assiette au beurre, n°,

Dissimuler pour attirer l’attention sur la claustration, l’étouffement et autres contraintes, est un procédé courant dans la caricature. Un dispositif assez proche de Elle était trop nue, s’observe par exemple dans un dessin de Gosé, appliqué à l’allégorie de la Liberté : une femme toute de noir vêtue se tord théâtralement les doigts, dans un mouvement désespéré de prière ; une chaîne et une fenêtre à barreaux indique qu’il s’agit d’une prisonnière. « La Liberté en Espagne : – Ne la cherchez pas, elle est bouclée », dit la légende. Inutile de chercher la femme nue, explique-t-on au spectateur, puisqu'en Espagne, l'allégorie s'éclipse nécessairement devant les dures réalités carcérales. Comme dans cet exemple, Jossot ne dissimule pas son allégorie par gêne, mais oblige le spectateur à convoquer une image mentale qu’il a générée. Il teste ainsi la capacité de son public à réinvestir sa pensée binaire.

Elle était trop nue n’a pas été publiée « à l’occasion de l’affaire Dreyfus »7, puisqu’elle ne prend pas place dans un numéro voué à l’Affaire, mais dans une histoire de la passementerie. L’allégorie de la Vérité a certes largement été utilisée lors de l’affaire Dreyfus, notamment en raison du tableau manifeste, présenté par Edouard Debat-Ponsan, au Salon de 1898, intitulé Nec mergitur ou La Vérité sortant du puits. Debat-Ponsan, La Vérité...

Cette toile, offerte en souscription à Zola, signe l'engagement de son auteur dans la lutte pour la réhabilitation de Dreyfus. Une Vérité triomphante y brandit son miroir hors du puits, tandis qu'un prêtre et une figure masquée symbolisant le Mensonge, couvrent, retiennent et s'agrippent tout à la fois aux chiffons voilant ses nudités. Le peintre s'est aliéné toute sa clientèle avec cette oeuvre polémique qui est probablement restée dans la mémoire des caricaturistes. Son iconographie comme sa composition, se rencontrent toutefois assez couramment en d’autres occasions : le salon caricatural du Paris-comique se moque par exemple d'un tableau de Lefèbvre, le 28 mai 1870 ; en 1884, Stop l'utilise à nouveau dans le Journal amusant pour railler un tableau de Meynier.

Paris-comique, 28 mai 1870

Journal amusant, n°1446, p. 5, 1884

Journal amusant, n°418, 1863

Dans le même journal, en 1863, Bertall exploite déjà l’art de la dissimulation évocatrice : « Costume exigé par la réserve et la décence politique lorsque dame Vérité se permet de quitter son puits », lit-on sous une Vérité coiffée d’un chapeau de papier napoléonien et drapée dans un journal où l’on peut lire : « Protocole, Memorial diplomatique, Vienne, Varsovie, Petersbourg ». Sur la même page, Bertall a dessiné une image beaucoup plus proche de la composition de Jossot, mais liée à un contexte totalement différent. Une Vérité s’apprête à sortir d’un puits lorsqu’un bourgeois en rabat le couvercle avec l’aide de son épouse : ce n’est pas par ce temps-ci et avec ce costume que la Vérité peut sortir de son « four ». Ce terme répond ici au titre – « Variété : Les voyages de la vérité » – pour évoquer une actualité théâtrale désastreuse. Le spectateur ne perçoit que la tête de l’allégorie, mais sa nudité est indirectement évoquée par la légende qui révèle explicitement les raisons de sa claustration.

Journal amusant, n°418, 1863

Jossot accentue seulement ce procédé en faisant l’économie complète de la représentation du personnage principal et sa légende est d'autant plus suggestive qu'elle est concise. Afin d’en évaluer toute l’épaisseur sémiologique, il faut poursuivre le récit des relations tumultueuses entre Passementerie et Vérité. Le dernier épisode sanglant de cette histoire en image laissait augurer que la Vérité serait l’amante des révolutionnaires... mais il existe une passementerie révolutionnaire !

Passementerie, L'Assiette au beurre, n°102, 14 mars 1903

Dès lors, le spectateur assimile aisément tout personnage vêtu d’oripeaux extravagants à l’un des avatars du mensonge universel ; suivant les leçons du dessinateur, il cherche ensuite à lui opposer la perfection d’une nudité originelle. Exactement comme le gentilhomme du XVIIIe siècle ou le révolutionnaire panaché, les trois personnages qui se penchent d'un même élan au-dessus de la margelle du puits, portent tous des coiffes et un costume chamarrés. Leurs regards, leurs positions, la main du militaire qui s’introduit dans le trou, la place laissée libre au premier plan avec les lignes convergentes de la margelle, tout invite le regard à pénétrer dans le puits. « – Elle était trop nue... » : mais pourquoi employer le passé, s’il est vrai que « le moment choisi n’est pas celui où la Vérité sort du puits mais celui où elle est encore dans le puits » ? Jossot partage avec Vallotton un certain nombre de caractéristiques plastiques et iconographiques. Il y a tout lieu de croire qu’il connaissait le dessin paru en 1899 dans le Cri de Paris (qui répond probablement lui-même au tableau d'Edouard Debat-Ponsan exposé en 1898) et qu’il a entrepris d’en réaliser une variante. Loin d’être « en marche », la vérité « était », parce qu’elle n’est plus : les personnages sont penchés (comme dans l’image de Bertall), parce qu’ils ont (re)jeté cette impudique au fond du puits !... peut-être la regardent-ils encore tomber !

En guise d’introduction au numéro, Henry Bérenger a rédigé un texte qui vient confirmer cette interprétation :

La vérité n’est pas imaginaire ; mais les hommes sont imaginatifs. L’éblouissement des principes éternels leur est insupportable. Comme notre vue ne peut recevoir le soleil que derrière des verres fumés et de couleur, ainsi notre esprit ne peut contempler l’absolu qu’à travers des toges, des toques, des rubans, des cordons.

Une aurore apparaîtra peut-être, où les hommes nouveaux jetteront au puits des siècles le vieux mannequin de menteries et de passementeries qui leur sert de civilisation et en retireront, pour la chérir à la face du ciel, la Vérité glorieusement nue, immortellement jeune, qui attend, sous les abîmes, ses libérateurs enfin libres !

La Vérité, jetée au fond du puits, a besoin d’aide. L’homme nouveau ne la sortira de son trou qu’en y précipitant les militaires, les prêtres et les juges. N’oublions pas que la tête du roi était tombée lors de sa dernière sortie...

L’affaire Dreyfus est bien sûr subtilement convoquée, par connotation iconographique, dans ce récit en image de la lutte de la Vérité contre la Passementerie – dont elle n’est qu’un épisode. Le dessin est daté de 1902 et a été publié en 1903, soit deux ans après la grâce présidentielle, c'est-à-dire à une époque où l’Affaire est presque enterrée mais où la culpabilité de Dreyfus n’est pas levée. L’enterrement de Zola a lieu en 1902 et l’on se souvient que Dreyfus y subit une tentative d’assassinat, ce qui refait parler de l’affaire en 1903, notamment par la voix de Jaurès. Si Dreyfus est toujours déterminé à poursuivre la révision du verdict de Rennes, rien ne permet véritablement d'affirmer que « la vérité est en marche » lorsque paraît ce dessin.

Il n'y a pas un « micro-texte »8 (du type : « la Vérité sort du puits ») avec lequel l’image de Jossot serait en décalage, mais plusieurs schèmes stratifiés (l'imaginaire mobilisé à cette occasion ne prend pas nécessairement une forme linguistique ou littéraire !) qui se partagent le regard des contemporains. Les dessins pléthoriques de l'Affaire se superposent à une tradition iconograhique plus ancienne où l'allégorie est parfois invisible – quand elle n'est pas déjà trucidée ! Elle était trop nue est ainsi tantôt en décalage, tantôt en lien direct, avec un réseau de références culturelles. La richesse sémiologique de ce dessin et son ambiguïté viennent du fond aléatoire sur lequel il se détache en fonction de la culture visuelle du spectateur. Tout en laissant le champ libre à son imagination, Jossot et Bérenger lui donnent un cadre général et une orientation idéologique : une histoire en image dans laquelle la Vérité passe cycliquement du martyre à la révolution sanglante et un texte d'introduction anticipant l'avènement d'une nouvelle révolution.

Jossot est un caricaturiste exemplaire pour étudier les liens entre écriture et image en raison de l'importance qu'il accorde à l’art de la légende. Par une étrange déformation professionnelle, toute sa prose (articles, lettres, essais) en paraît contaminée. Le lien entre ses caricatures et son style littéraire n’est pas seulement d’ordre métaphorique ou conceptuel, mais syntaxique : ses phrases sont toujours concises, les tournures volontairement maladroites ou rugueuses, toujours vigoureuses. Le langage de la caricature combine très efficacement le verbe et l’image pour créer un « voir mental » (A. Deligne), ou, comme dirait Pierre Francastel, une « pensée plastique », un « schème » (Gombrich), un « paradigme visuel » (Kuhn), un « diagramme structural » (Eco). Quelque chose dans l’image se propose comme modèle. Dans le cas étudié, il s’agit d’une structure de pensée binaire qui oppose Vérité-Liberté-Pensée-Nudité à Mensonge-Aliénation-Bêtise-Apparence. La métaphore ou l’allégorie importe moins ici que l’art de concevoir et de visualiser. À l’issue de la séquence, le spectateur mobilise naturellement l’un des termes du couple lorsqu’il se trouve en présence de l’autre. C’est pourquoi Jossot écrivait lui-même :

« Dans une caricature, la légende importe autant que le dessin ; celui-ci n’est là que pour frapper la vue, porte du cerveau. Il ouvre et l’idée entre, plaquée à la légende qui doit être brève et cinglante ; il faut que celle-ci claque comme un coup de fouet, que grâce à sa concision, elle puisse se faufiler dans un coin de la mémoire et s’y pelotonner, inexpugnable. »9

L'auteur du dessin en reste le premier spectateur et par conséquent la première victime. C’est pourquoi, vingt-neuf ans après « Passementerie », la Vérité vient hanter son imagination lorsqu'il offre, dans ses chroniques tunisiennes, une troisième carrière à la jolie fille impudique. La métaphore littéraire mobilise alors très clairement une « pensée plastique » fabriquée par la caricature. Un article intitulé « La Pensée devant les juges », évoque le procès intenté par l’administration française, en 1931, contre les rédacteurs de la Voix du Tunisien, journal nationaliste. Jossot estime qu’il s’agit d’un réquisitoire contre la Pensée :

« La Pensée a pour amie intime une autre dévergondée qui loge au fond d’un puits et qui se promène toute nue, sans souci du scandale. Il est vrai qu’elle est d’une si radieuse beauté que tout le monde est obligé de s’incliner devant elle, même les hypocrites qu’elle offusque. Elle se nomme Vérité. »

Le dessinateur explique ensuite que Vérité et Pensée ne respectent rien, pas même les « vieux Préjugés » qui chauffent leurs rhumatismes au soleil. Elles s’attaquent aux conventions, aux iniquités, pour les signaler à la vindicte publique :

« Des troubles, des émeutes, des révolutions peuvent s’ensuivre : il est urgent de mettre ces deux coquines hors d’état de nuire. On va déjà en juger une ; son affaire est claire à celle-là. Quant à l’autre, elle marche toujours, et il paraît que, lorsqu’elle est en marche, rien ne peut l’arrêter, Zola, du moins, le prétendait. »10

Les passementeries des militaires, des juges et des prêtres se pressèrent pourtant autour de ce procès... Une troupe impressionnante fut mobilisée pour réprimer les sourires moqueurs des indigènes : « représentez-vous Hercule s’armant de sa massue pour écraser un moucheron et vous aurez l’impression que nous a fait ce service d’ordre fonctionnant à vide », témoignait M’hammed Bourguiba.11 L’iniquité de la justice coloniale a remplacé et poursuivi le scandale de l’affaire Dreyfus. Ce dernier épisode de l’histoire mouvementée de la Vérité, laisse supposer que « le vieux mannequin de menteries et de passementeries » dont parlait Henry Bérenger, n’a pas été précipité aux oubliettes. L’aube n’est pas venue où l’homme nouveau se serait débarrassé des signes du pouvoir : quelques années plus tard, Henry Bérenger reçut des mains de Mussolini le grand cordon de l’ordre de l’Annunciade. En apprenant cette nouvelle, Jossot saisit son stylo et écrivit la légende de la couverture de « Passementerie » : « L’enfant des hommes est né nu, sans autre grand cordon que l’ombilical », ajouta : « souvenir d’antan », signa et adressa le tout à « Monsieur le sénateur-ambassadeur Henry Bérenger, palais du Luxembourg, Paris. » Dans ses mémoires le caricaturiste précise : « Monsieur le Sénateur était sans doute fort occupé car il ne me répondit pas. »12 Passementerie, L'Assiette au beurre, n°102, 14 mars 1903

Notes

1. DIDI-HUBERMAN (Georges), Devant l’image, Question posée aux fins d’une histoire de l’art, Paris, éd. de Minuit, 1990, p. 15 et 144.

2. PANOFSKY (Erwin), « Contribution au problème de la description d’œuvres appartenant aux arts plastiques et à l’interprétation de leur contenu. », dans La Perspective comme forme symbolique, Paris, Les Editions de Minuit, 1967. Evoquant les écrits de Panofsky sur ce sujet, Rolland Recht considère qu'« il ne peut y avoir de description qui ne contienne déjà les ferments d'une analyse, ni d'une analyse sans comparaison (ou plutôt : l'autonomie de ces opérations n'est jamais garantie. Ce que Panofsky désignait comme une phase pré-iconographique était en vérité déjà une interprétation). » dans BONFAIT (Olivier) DESMAS, (Anne-Lise) dir., La Description de l'oeuvre d'art, Paris, Somogy éd., 2004, p. 293.

3. JAUSS (Hans Robert), Pour une esthétique de la réception, trad. de l’allemand par Claude Maillard, Paris, Gallimard, 1978, p. 51.

4. L'Assiette au beurre, par Kupka, n° 263, 14 avril 1906. A. Deligne : « La nudité indique en effet que cette femme symbolise la Vérité, et c’est ainsi depuis bien longtemps et surtout depuis que l’Iconologia et les innombrables manuels qui ont suivi ont convenu de représenter cette notion abstraite de cette façon. Mais alors que par exemple la Liberté, toujours selon la même tradition iconologique codée, sera vêtue, affublée d’un bonnet phrygien et qu’elle portera occasionnellement un sceptre, la Vérité par contre n’aura d’autre attribut que son absolue nudité. »blog Caricature et caricature, 20 juin 2007.

5. L’Assiette au beurre, « 1er mai », 28 avril 1906.

6. A. Deligne : « Ayant dû cependant avoir éprouvé un malaise à confronter trop brutalement allégorie et réalité, Jossot a évité de représenter l’allégorie », blog Caricature et caricature, 20 juin 2007.

7. A. Deligne : « Le choix s’était porté sur « Elle était trop nue… » que Gustave-Henri Jossot (1866-1951) a publié à l’occasion de l’Affaire Dreyfus », ibid.

8. A. Deligne : « Quant à l’iconique chez Jossot, s’il entretient un rapport illustratif avec ses sources, il est alors bien l’illustration d’un (micro)-texte (« la Vérité sort du puits »), mais le problème est que celui-ci n’est pas illustré à la lettre. Son contenu est en fait envisagé analeptiquement. En effet, Jossot nous fait remonter dans le temps : le moment choisi n’est pas celui où la vérité sort du puits, mais celui où elle est encore dans le puits », ibid.

10. Jossot, Caricature et Islam, Polémiques tunisiennes, articles réunis, annotés et présentés par Henri Viltard, travail mené en Tunisie dans le cadre du séminaire « Art et Société » de Mme Laurence Bertrand Dorléac, Centre historique de Science Po, avec le soutien de la Fondation de France, déc.-avril 2007, p. 245.

11. BOURGUIBA (M'hammed), « L’affaire », La Voix du Tunisien, 20 juin 1931.

12. JOSSOT, Goutte à goutte, tapuscrit inédit, p. 24.

lien vers un autre acticle sur parodie et satire

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