En raison de leur tonalité peu commune, de leur contenu philosophique et de leur humour, les lettres de Jossot ont souvent été conservées par ses correspondants. Elles sont dispersées dans différentes collections publiques et privées. Le caricaturiste n’y parle jamais de choses anecdotiques, mais de son art, de ses voyages, de ses idées politiques, religieuses, ou de ses lectures. Une annotation minutieuse permet de comprendre les nombreuses allusions à ses propres caricatures.
13 9bre 1906.
Mon cher Grave
Oui : je vous ferai un dessin ; mais attendez quelques jours.
Pour l'instant je suis pris par un roman que j'ai écrit et illustré : il doit paraître lundi. Je vous en enverrai un exemplaire. Ce roman était primitivement intitulé Viande de Bourgeois, roman anarchiste ; mais devant les sourcils en accents circonflexes et les bouches en trous de pines de certains représentants de la race ennemie a qui le manuscrit fut montré, l'éditeur, pris de tract, me pria de supprimer le sous-titre et même d'enlever l'u de bourgeois ; de sorte que maintenant mon bouquin s'appelle tout simplement Viande de « Borgeois ».
Il ne vous plaira pas, je le sais d'avance : il est fortement entaché d'individualisme et c'est à vos yeux un crime impardonnable. En outre mon sacré tempérament de caricaturiste me pousse à me moquer des choses les plus respectables : les anarchistes eux-mêmes trinquent un peu (ô si peu !)
Enfin, on ne peut contenter tout le monde et son père : si vous jugez bon de m'éreinter dans la bibliographie des Temps nouveaux, allez-y sans crainte : je ne vous en garderai pas rancune. Bien cordialement
Jossot.
Gafsa, 20 nov. 1904.
Mon cher Rictus,
Nous voici installés en plein désert, dans l’oasis de Gafsa. Je vous donne, une seconde fois, mon adresse, au cas où ma dernière carte postale ne vous serait point parvenue. Chez M. Reboul à Gafsa (Tunisie).
Et maintenant, je vais vous narrer très succinctement les principales péripéties de notre voyage. Partis de Marseille le vendredi à midi, nous y sommes revenus deux heures plus tard, par suite d’une avarie survenue à la machine de notre bateau, la Ville d’Oran. Les gazettes vous ont raconté ça, mais vous ont trompées en vous disant que la Ville d’Oran était rentrée au port par ses propres moyens : il lui a fallu faire des signaux de détresse et un remorqueur est venu nous chercher. Si l’accident nous était arrivé en pleine mer, nous rééditions l’aventure du Djurdjura dont tout le monde parle encore, ici. Bref, nous n’avons quitté Marseille que le lendemain matin à cinq heures ; mais nous avons été dédommagés du retard par une traversée idéale : j’ai fumé des pipes sur le pont et j’ai boulotté comme un ogre. Nous ne nous sommes arrêtés que deux jours à Tunis où il pleut beaucoup en cette saison et où il ne fait pas une chaleur excessive. Nous avons donc fait route vers le Sud en prenant le train jusqu’à Sousse, ville dépourvue d’intérêt. De Sousse à Sfax, nous avons couvert 150 kil. En automobile avec arrêt d’une demi-heure à El-Djem où se dressent, géantes, des arènes romaines qui dégotent celles d’Arles. Sfax est beaucoup mieux que Sousse. Néanmoins, c’est toujours une ville cosmopolite du littoral, et ville de garnison par dessus le marché. Passons ! et prenons le train qui durant toute la journée va nous trimballer interminablement à travers le désert.
De temps en temps se dressent quelques tentes gourbis d'où surgissent des êtres étranges et sordides. Ah ! mon pauvre vieux, vous parlez de la saleté des ouvriers parisiens ! Si vous pouviez voir les bicots comme moi vous gratter... car je ne fais plus que ça depuis hier où, pour la première fois j'ai planté mon chevalet en plein village et où j'ai eu immédiatement sur le dos une nuée d'indigènes. Non, j'y renonce : impossible de travailler dans de telles conditions, d'autant plus qu'il y a cinquante centimètres de poussière dans les rues et que la fraîcheur de mes tons en souffre. Mais j'ai bien assez à faire aux alentours de l'oasis, sur les bords du désert.
Toute une végétation exotique, des palmiers gigantesques qui se profilent sur un fond de montagnes bleues, roses et violettes. Et rien ne viendra me déranger, rien sinon les gazelles et les mouflons ou, perspective moins agréable, les scorpions et les vipères à cornes, voire même les cobras. Enfin, si j'en réchappe et je l'espère, je vous montrerai, au printemps, mes barbouillages.
Bonjour affectueux à Ugène et aux Filliol. Je ne puis écrire à tous en même temps : ceux qui ne sont pas encore servis voudront bien m’excuser et me faire un crédit de quelques jours. J’oubliais de vous dire que la chaleur saharienne ressemble fort à la fraîcheur sibérienne. Par moment le thermomètre descend à zéro et puis, l’après-midi, ça remonte et l’on grille, positivement. Enfin, peu importe, pourvu que je puisse travailler.
Jossot.
Amitiés,
P. S.: prix d'une femme : 500 F.... prise chez son père.
Prix d'un chameau 70... à 100 F.
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