Jossot écrivain

citation
cul de lampe, Viande de Borgeois

Jossot s'est toujours présenté comme un penseur, un philosophe ou un intellectuel, et ses caricatures portent la marque d'une profonde réflexion sur la nature humaine. Inversement, ses écrits sont largement forgés par l'imaginaire issu de son oeuvre satirique. Il s'agit d'un roman, de trois brochures publiées à compte d'auteur, d'un volume inédit de Mémoires et d'environ cent cinquante articles dispersés dans les journaux français et tunisiens.

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cul de lampe, Viande de bourgeois

Couverture de Viande de borgeois, Paris, L. Michaud, 1906

Jossot a rédigé et abondamment illustré ce roman durant l'été 1905, au retour de son second voyage en Tunisie. Cette expérience et l'univers de ses caricatures, imprègnent complètement son imaginaire littéraire. Le scénario très fantaisiste mène un groupe d’anarchistes à la poursuite d’une bombe maladroitement égarée en Tunisie : occasion de se moquer des compagnons et de dénoncer les méfaits de la colonisation. En 1927, Jossot parle de son ouvrage comme d'un « mauvais roman ».

Extraits

La tourbe des sous-humains a construit une immense échelle et chacun d’eux en occupe un échelon. Ceux qui sont en bas sont recouverts de haillons, ceux du milieu revêtus confortablement et ceux qui se tiennent perchés au faîte arborent des habits brodés, argentés, dorés, passementés ; se coiffent de chapeaux à corne, de toques, de mitres, de tiares, de couronnes, voire même de plumes d’autruches.

Mais vient à souffler le vent de la Révolte : l’échelle est renversée avec l’édifice lézardé des lois contre lequel elle s’appuie. Les sous-humains sont dépouillés de leurs vêtements et restent babas devant leurs nudités.

Ils cherchent en vain à se reconnaître les uns les autres et à restaurer la hiérarchie disloquée.

Tout d’abord, ils prennent pour leurs anciens chefs de beaux mâles aux vigoureux biceps, aux robustes pectoraux, et tombent dans un précipice d’étonnement quand ils s’aperçoivent que ceux-ci sont des enfants de la Purée Noire, au cul verdâtre ; voici un vagabond, celui-là était un portefaix et cet autre un vidangeur.

Ils considèrent ensuite avec stupéfaction des êtres rachitiques, rejetons de races épuisées, ceux qui furent nobles, et tels autres aux jambes cagneuses, aux dos voûtés, aux bajoues pendantes, qui étaient des immortels vert cornichons (ô combien cornichons !)

Celui-ci dérobait sous une soutane les plaies syphilitiques dont l’aspect provoque le mal de mer chez les personnes les plus solidement constituées. Cet être poilu comme Ésaü fut empanaché, galonné, passementé, chamarré ; et le terrible tapinophage rouge s’est mué en ce tremblotant et jaune vieillard qui serre frileusement ses fesses ridées.

Les jolies filles plantureuses dont la beauté nue éblouit vos regards étaient en bas de l’échelle, et des belles madames qui occupaient le sommet, il ne reste plus grand’chose, maintenant que les râteliers, les perruques, les fausses hanches et les faux tétons ont été rejoindre les fausses lunes.

Un amas de loques et de défroques, voilà ce que vous respectez, ô pochetées sous-humaines ! Vous tremblez devant quelques fils d’or ou de soie, devant quelques plumes ou quelques rubans ; personne parmi vous ne songe aux caricaturales anatomies voilées par ces oripeaux.

Pour terminer ma conférence, il me reste à vous parler des brebis galeuses.

Les brebis galeuses fuient les houlettes et les fouets, se cabrent quand Pecus s'agenouille et marche dans la voie droite abandonnée par les mauvais bergers. Ceux-ci préfèrent patauger dans les marécages, se tenir derrière leurs moutons et bêler comme eux. Tristes pasteurs qui suivent leurs bêtes et croient les diriger !

Les mauvais bergers s'entendent avec les vétérinaires pour empoisonner les moutons. Le vétérinaire est un philosophe qui a toujours menti. Maintenant qu'il ne peut plus jargonner son charabia métaphysique et rabâcher ses âneries sur l'être et le non-être, il palabre éperdument sur la Morale et le Devoir.

Or le seul devoir, pour l'homme, est de sauvegarder son individualité et de l'évoluer en Vérité, en Beauté, en Bonté. Hormis cela tout est faux.

Le poison des vétérinaires est impuissant à intoxiquer les brebis galeuses, car la brebis galeuse c'est l'indépendant, l'individu qui vit seul et ne fait partie d'aucun groupe, d'aucune coterie, d'aucun troupeau. C'est celui qui repousse toutes les étiquettes, tous les drapeaux, tous les dogmes, tous les dieux, tous les maîtres.

A-t-il besoin d'un dieu, celui qui croit en l'Intelligence et qui sait qu'elle s'incarne en chacun de nous ? A-t-il besoin d'une religion, celui qui comprend la Vie Universelle et son éternel mouvement ? A-t-il besoin d'une morale, celui qui fait ce qu'on est convenu d'appeler le bien pour échapper aux atteintes de ce qu'on est convenu d'appeler le mal ? A-t-il besoin d'une patrie, celui dont le regard est assez vaste pour embrasser la terre et les hommes qui vivent dessus ? A-t-il besoin d'une loi celui qui sait se conduire lui-même ? A-t-il besoin de maîtres, celui qui est un homme libre ?

Mais pas plus qu'elles n'entendent êtres dirigées, les individualités puissantes ne prétendent à la direction de la collectivité : toute autorité leur répugnent, elle se contentent d'indiquer la route.

Les brebis galeuses sont en minorité. Pecus considère avec méfiance ces évadés de la majorité compacte

C’était l’époque de la cueillette des dattes ; les moukères, assises en rond et occupées à égrener les régimes, regardaient passer le roumi, et riant de toutes leurs dents blanches, lui décochaient de scabreuses plaisanteries qui l’eussent fait rougir s’il les avait comprises.

Car les moukères ne sont point bégueules ; elles consentiraient volontiers à recevoir les caresses d’un sale roumi, si leurs seigneurs et maîtres n’étaient là pour les rappeler, à coup de matraque, à l’observance du Coran.

Quant aux sales roumis, il faudrait qu’ils fussent bougrement sales pour répondre aux avances des moukères, bien que certaines soient fort jolies et vêtues d’un costume des plus suggestifs (un simple lambeau d’étoffe bleu foncé dont elles s’enroulent tout le corps mais qui, à chaque mouvement, s’écarte, se soulève au moindre souffle du vent et les laisse apparaître entièrement nues). Si les Arabes des villes et des villages passent leur vie dans les établissements de bains, les Berbères, fils et filles du désert, semblent ignorer que l’eau peut être employée à d’autres usages que la boisson.

La chair des moukères est donc recouverte d’une telle couche de crasse que leurs formes, fussent-elles parfaites, laissent indifférent l’Européen qui les voit.

C’était l’endroit où s’arrêtaient les caravanes qui se rendaient à Tozeur ou qui en revenaient : des centaines de chameaux se rencontraient là à chaque instant de la journée ; les chameliers lançaient des vociférations en courant après quelques bêtes qui s’éloignaient : leurs jambes noires et maigres faisaient jaillir l’eau autour d’eux, les chameaux se bousculaient, et les mâles en rut tendaient le cou, tandis que leur langue sortait de leur bouche en s’enflant prodigieusement et qu’ils faisaient entendre un fort gloussement. Les milliers de longues pattes se doublaient dans l’eau où elles pataugeaient ; au coucher du soleil cette eau se colorait étrangement.

[...] Mais le spectacle enchanteur entre tous était celui du Désert embrasé sous les feux du soleil couchant : tout y devenait rose aux premiers plans, tandis que dans le lointain s’estompaient, en des violets d’une douceur infinie, les sommets du Djebel-Assala et du Djebel-Ben-Younès. Le bleu profond du ciel devenait d’un vert indéfinissable dont aucune description ne pourrait donner l’idée à qui n’a point vu, qu’aucun peintre n’a jamais pu rendre.

– Mais si tous raisonnaient comme toi, ce serait bientôt la fin du monde.

– Je n'y verrais aucun inconvénient : ce serait une façon d'en finir avec la fameuse question sociale. Mais tu ne comprends donc pas, misérable, que le mal, tout le mal dont souffre l'humanité provient de ce qu'elle a pratiqué le lapinisme intégral ? Tu ne t'es donc jamais dis que si nous ne pullulions pas, il n'y aurait pas besoin de « saignées nécessaires » qu'il vaudrait mieux fabriquer moins de gosses pour ne pas être obligé de les faire s'entr'égorger quand ils ont vingt ans ? Tu n'as donc jamais réfléchis qu'où il y a pour un, il n'y a pas assez pour deux, encore moins pour quatre, plus du tout pour six ?

[...] La terre est devenue trop petite pour nourrir tous ses enfants. Les ingrats se ruent sur elle et la tuent lentement. En fouillant ses flans pour en extraire ce qu'ils ne trouvent plus à la surface, ils l'ont desséchée, tarie. Ils se sont groupés par centaines de mille dans d'immenses agglomérations de bâtisses qu'on nomme des villes. Ils se sont créés des besoins qu'ils ne peuvent satisfaire, se sont rendus malheureux, sont devenus méchants ; les plus forts ont opprimé les plus faibles, les roublards ont grimpé sur le dos des imbéciles et ont édicté des lois pour leur enlever jusqu'à leur liberté. C'est la perte du paradis terrestre : Adam pouvait bien manger la pomme avec Ève ; il aurait dû mettre les pépins de côté.

cul de lampe, Viande de bourgeois

Bibliographie

Il a plu à Jossot, en même temps qu'il étrille le bourgeois, de blaguer les anarchistes ; ce n'est pas un crime. Ses traits, après tout, ne sont pas bien méchants. Et on dit que le rire désarme.

Je ne lui chercherai donc pas dispute là-dessus. En somme, il y a des Morovacq chez les anarchistes. Elle a ses outranciers, ses engueuleurs du troupeau qui n'acceptent pas que d'autres ne veuillent pas brailler avec eux. Et qui, pareils à des perroquets, vont répétant quelques formules péniblement apprises.

Mais ce qui me navre, c'est que, en ridiculisant ces fantoches, Jossot s'imagine avoir fait la caricature de l'anarchie, et est convaincu que chez les anarchistes, l'action directe ce sont les bombes, que les anarchistes ne sont que des individus mécontents de ce qui existe, qui veulent retourner l'échelle pour se placer au faîte, et que leur communisme c'est de l'embrigadement, le renoncement pour l'individu à sa personnalité, à son autonomie.

Jossot, hélas, n'a fait que la caricature d'une caricature. Jossot a horreur des étiquettes. Quoi qu'on fasse on en a toujours une. Et ce n'est pas tant de se défendre des étiquettes qu'il importe que de savoir ce qu'elles recouvrent.

« Ne pas avoir d'étiquette », ce n'est bien souvent qu'en chercher une plus voyante, ou un passe partout pour les essayer toutes. Une certaine façon de penser et d'agir attire forcément son étiquette, et puisque la négation de l'autorité, l'affirmation de l'autonomie individuelle, du plus grand développement de la personnalité humaine, vous attire l'épithète d'anarchiste, j'accepte l'étiquette d'anarchiste et ne me crois pas, le moins du monde, entravée par elle.

Jean GRAVE, 1906

page de garde d'un roman inédit, Plus loin que le tonnerre de Dieu, Roman Magico-burlesque écrit et illustré par Jossot

En avril 1904, Jossot propose à L’Assiette au beurre un numéro sur les spirites, « très curieux » selon Jehan Rictus. Ces dessins sont refusés mais Viande de « borgeois » annonce en 1906 la parution d’un second roman illustré, intitulé Vadrouilles astrales. La maquette ci-contre est probablement un autre état de ce projet resté inédit. En 1919, Jossot écrit encore à un ami qu'il est en train de perpétuer « un bouquin de gloses mystiques et antiputrides » où il apprécie comme il convient « notre admirable civilisation des Caraïbes. »

cul de lampe, Viande de bourgeois

page de garde, Ma Conversion à l'Islam, imprimerie tunisienne, Tunis, 1913

Lorsqu'il annonce publiquement sa conversion dans la presse tunisienne, Jossot promet à ses compatriotes un ouvrage qui expliquerait les raisons de son acte. Un livre en langue arabe est paru en 1913, intitulé Ma Conversion, qui correspond manifestement à une traduction très maladroite d'un manuscrit de langue française.

Couverture, Le Sentier d'Allah, Hammamet, éd. à compte d'auteur, 1927

En 1923, Jossot suit une initiation au soufisme auprès du cheikh Ahmad Al'Alawî, à Mostaganem. Il écrit alors plusieurs articles enthousiastes et entame un ouvrage de plus de deux cents pages, abondamment illustré, et intitulé Le Sentier d'Allah. Il en élague très vite la partie romanesque et le présente chez Fasquelle en janvier 1923. Jossot le lui retire quelque temps après pour le donner à E. Rey qui le conserve trois ans avant de le céder à Crès qui s'enthousiasme pour les dessins. Vollard s'y intéresse lui aussi et parvient à enlever le manuscrit des mains de Crès. Deux ans plus tard, Jossot est obligé de lui dépêcher un ami pour entrer en possession de son oeuvre. En 1927, il publie finalement, à compte d'auteur, une brochure d'une trentaine de pages, sans illustrations.

Extraits

Un des principaux facteurs de mon abjuration fut la fatigue que me cause la trémulation ponantaise. Regardez-vous roumis ! Considérez votre démence ! Vous courrez à vos affaires, absorbés par l'espoir du lucre, sans cesse agités, fiévreux, inquiets. Vos visages sont contractés par d'argent ou dilatés par des satisfactions basses. Si vos traits n'apparaissent pas anxieux et crispés, ils sont distendus par une hilarité bruyante, enluminés par les ripailles et les beuveries. Jamais le calme sur vos masques de chair, jamais trace d'impassibilité ou de quiétude ; il est rare de rencontrer parmi vous une tête grave et majestueuse comme on en voit tant parmi les arabes. Rien n'éclaire vos faces de damnés ; aucune idée calme et reposante ne s'est incrustée dans vos cerveaux surmenés. Innombrables types sans caractère vous vous groupez en troupeaux et grouillez dans les cafés, les cinémas, les dancings, les beuglants, les bureaux, les usines et les casernes. Vous vivez une existence frénétique, hallucinatoire et démoniaque, une vie hors nature qui vous rend horriblement malheureux, mais dont vous vous enorgueillissez pourtant et que vous appelez « Civilisation. »

Voulant m'arracher à votre enfer et m'attirer à Lui, Allah me fit prendre un chemin que nul ne parcourut. Quand je songe aux étranges étapes où je bivouaquai, il me faut faire appel au peu d'humilité dont je dispose pour ne point me considérer comme un élu.

C'est que je me revois, perplexe, plantant un point d'interrogation devant l'obscure racine du mal ; essayant de stigmatiser les vices de mes contemporains par la déformation de leurs traits ; cherchant partout les tares ; poussant la Vérité toute nue devant les bourgeois pudibonds ; démasquant l'improbité des honnêtes gens ; fustigeant la lubricité des hommes vertueux ; faisant descendre de leur piédestaux les Hautes Crapules ; emberlificotant mes bonshommes dans le tarabiscotage de tirebouchonnantes arabesques pour amplifier les expressions abjectes ou cyniques de leurs visages ; imprégnant ma rétine d'effroi et d'écoeurement ; emmagasinant en ma vision interne, une abondante provision de cauchemars.

Pendant trente ans je n'eus d'yeux que pour les laideurs qui se posaient devant moi, et quand, à bout de forces, exténué, saturé jusqu'à la vomiturition, le Miséricordieux me suggéra de passer la mer pour venir mouiller dans le hâvre [sic] islamique.

Vous avez raison ; c'est bien une conversion d'artiste que la mienne ; c'est le P. P. C. de quelqu'un qui a toujours trouvé que les enthousiasmes des « sauvages blancs » étaient injustifiés et qui ne s'est pas adapté à leur agitation, à leurs laideurs, à leurs mensonges.

cul de lampe, Viande de bourgeois

Abdul-Karim Jossot

Le Sentier d’Allah

Il y a quelque chose d’un peu étrange à voir M. Jossot vendre l’histoire de son âme aux bibliothèques des gares et écrire dans Tunis-socialiste, « Dieu est seul ».

Mais c’est un procédé très XXe siècle, et cette mince brochure bleue que nous avons vue chez Tournier aux côtés de la NRF et au kiosque du T. G. M., entre La Vie Parisienne et Excelsior, vaut d’être lue. Bien imprimée, bien présentée, agréablement écrite, elle vulgarise quelques notions intéressantes sur le Soufisme, plus faciles à lire là que dans Depont et Coppolani. Et, en tant que confession, elle est bien dans le mouvement littéraire d’aujourd’hui.

Mr. Abdulkarim Jossot sera peut-être, un jour, musulman. Nous ne le lirons plus, alors, car, ce jour là, il aura compris, sans doute, qu’un musulman prosélyte ne doit pas « jouer avec le feu », écrire des brochures et des articles de journaux.

Ce jour là, retiré à Hammamet ou à Tozeur, il ira paisiblement, drapé dans un grand burnous, par les chemins creux bordés de vergers où bruissent les palmes, dans le calme d’un paix de l’âme enfin découverte, dans le calme de la vraie lumière, ayant compris, non du cerveau, mais du cœur, le précepte de son Ghazali : « ne croyez pas à votre intelligence, ne pensez jamais ».

Musulman ? Il a failli l’être un jour, peut-être. Mais comment serait-il sectateur de l’Islam – comme il le comprend et comme doit le comprendre un prosélyte – celui qui écrit neuf pages d’insultes contre ses semblables : « infâmes bondieuseries, foi chlorotique, tourbe des ilotes, provinciaux tartignades, acéphales coloniaux …», pour ouvrir une brochure où il explique que Dieu lui a montré la vraie lumière ?

Car cette brochure n’est pas seulement l’histoire de sa conversion. M Jossot y explique comment il est devenu soufi et fakir Allaoui. Et nous comprenons bien que, placé un instant peut-être au milieu du véritable Islam, M. Jossot n’a pu s’y maintenir. Il est bien vite retombé, il a repris sa route de chrétien en entrant dans une confrérie où il retrouvait la hiérarchie, la discipline, l’activité, le but, sans quoi son esprit occidental et chrétien ne saurait vivre… Chassez le naturel il revient au galop. M. Jossot est aujourd’hui, sans doute, moins musulman encore qu’avant sa conversion. Et maintenant il est tard, pour le devenir. Soufi, l’est-il plus ? Quand on a compris que « rien n’existe, Dieu seul est », on n’écrit pas de brochures ni d’articles pour les « foules ignorantes ». On se tait et on s’en va…

Et, en m’excusant d’avoir dit ces choses très franchement, plus franchement qu’il ne conviendrait de la part d’un homme jeune, j’ajoute que nous devons nous féliciter qu’il en soit ainsi. Car si vraiment M. Jossot était musulman, si vraiment il était soufi, il se serait tu. Et, pour nous, c’eut été dommage.

Et si M. Jossot était un vrai musulman, nous n’aurions peut-être pas contemplé cet hiver quelques tableaux remarquables en certaine vitrine. Mais, sans doute, pour que cette fontaine de Nefta fut si claire, pour que ce manteau rouge de spahi ait ce reflet vivant, il fallait que M. Jossot fut persuadé qu’il croyait à Dieu et à son Prophète…

Paul de Courteville, 1927.

Lorsque Le Sentier d'Allah paraît enfin en 1927, Jossot en désavoue le contenu. A cette époque, il a déjà entamé la rédaction d'un autre credo, un « Evangile de l'inaction », qui sera rebaptisé « l'Evangile de la paresse » pour figurer dans Le Foetus récalcitrant, brochure publiée à compte d'auteur en avril 1939... et rééditée en 2011 chez Finitude.

Extraits

Ce n'est pas le travail librement consenti, joyeux, récréatif, que je vitupère en cet opuscule ; mais le « labor improbus », le travail acharné, abrutissant, éreintant ; la production intensifiée au-delà des besoins ; l'agitation industrielle et commerciale ; les crapuleuses combinaisons de la politique et de l'agio ; l'épuisant effort auquel se livre l'humanité tout entière pour gagner de l'argent ; l'Universelle Démence, génératrice de tous nos maux.

J.

Couverture, Le Foetus récalcitrant, Sainte Monique par Carthage, à compte d'auteur, 1938

Le Foetus récalcitrant

Tout le livre est matière à philosophie et je m’étonne qu’on l’ait trouvé prétexte à réjouissance, cela me fait songer à l’écorché qui rit devant le chirurgien traitant. Le style incisif, brutal même, donne aux phrases un tour agressif, mais nombreuses sont celles qui rappellent les aphorismes d’Epictète et de Marc-Aurèle [...] Si le « Fœtus récalcitrant » avait été écrit par un auteur à la mode, un boulevardier repenti, un académicien moraliste, quelle presse n’aurait-il pas !

Le B., 1939 (Extrait)

Lettre à Han Ryner

Cette brochure, toute différente du Sentier d’Allah, peut sembler un ramassis de paradoxes ; en mon esprit elle est une protestation contre l’agitation moderne. En notre époque où l’on ne songe qu’à gagner de l’argent elle sera considérée comme l’élucubration d’un vieux fou. Tant mieux : lorsque les agités nous décernent un brevet de folie c’est que nous sommes près de la sagesse. Nous vivons en une époque où les penseurs sont obligés de se replier sur eux-mêmes et où ceux qui aiment l’Humanité ne savent pas si leur amour est plus fort que leur dégoût. Si Mr Almira ne consent pas à éditer mon évangile, priez-le de vous prêter le manuscrit et, quand vous l’aurez lu, écrivez-moi ce que vous en pensez. Etre compris par vous seul me dédommagerait amplement d’être vilipendé par la foule.

Jossot, 1927 (extrait)

cul de lampe, Viande de bourgeois

Le dernier ouvrage de Jossot se présente sous la forme d'un
manuscrit dactylographié, demeuré inédit et intitulé...
Goutte à goutte.

Explications

Tandis que le sablier du Temps s'emplit grain par grain, ma vie coule goutte à goutte et chacune de ces gouttes humecte une déception, un désespoir, une tristesse, une désolation, tout ce qui donne du charme à l'existence.

Me voici vieux, très vieux, quoique encore alerte et en parfaite santé ; j'éponge sur mon visage les gouttes de sueur provoquées par la canicule de mon quatre vingt cinquième été. Transpirerai-je encore longtemps ? longtemps ? Quand serai-je "refroidi" ? Chi lo sa ? Attendons !

Je regarde derrière moi : je revois ceux que je connus jadis. Tous ont cessé d'être. Quel cimetière !... Je tente de les ressusciter et de revivre un temps qui ne reviendra pas. J'obéis ainsi à la manie des vieux radoteurs ; c'est de mon âge. Excusez-moi.

Au bord du trou-terminus, de ce fameux trou-laïtou dans lequel nous dégringoleront tous, la modalité des contingences ne m'apparaît plus comme je l'envisageais au début de ma vie.

La dépense d'énergie, le travail, la précipitation, toute l'agitation à laquelle se livrent les hommes pour gagner de l'argent, ou simplement pour tuer le temps, me semble vaine maintenant.

A quoi bon nous donner tant de mal puisque toute notre fatigue doit être enfouie avec nous dans le trou-terminus ?

En me posant cette question je me croise instinctivement les bras.

Mes amis s'inquiètent:

- Comment, Vous ne dessinez plus, Vous ne peignez plus ?

Vous ne faites plus rien ? Comme vous devez vous ennuyer !

Je leur réponds que je suis trop occupé pour connaître l'ennui ; le matin, je me lève, je m'habille, je fais chauffer mon chocolat; je l'ingurgite ; je procède à ma toilette, j'allume ma première pipe ; je constate alors que ma provision de tabac est épuisée et je sors pour aller la renouveler. Quand je rentre, j'égrène les petits pois que je destine à mon déjeuner. Quand ils sont égrenés, je les jette dans une casserole et je place la casserole sur le fourneau...... et cela continue ainsi tout le cours de la journée ; je trouve rarement quelques instants pour méditer. Ils se présentent parfois, cependant, alors que je cherche à résoudre le Grand Problème : " Qui sommes-nous ? D'où venons-nous ? Où allons-nous ? "

C'est une distraction comme une autre, elle vaut bien les mots croisés.

A la dernière des trois questions, je serais tenté de répondre : " Au trou-terminus ", si le Cheikh de la confrérie de Mostagamem dont j'ai déjà parlé ne m'avait enseigné qu'après ma mort, une faible lueur : la lucidité de ma conscience se dirigera vers la grande Lumière du Monde Infini.

Je suis trop bien élevé pour me permettre de le contredire, quoiqu'on puisse soutenir, avec tout autant de plausibilité, la thèse que voici : " au fond du trou-terminus, nous roupillerons profondément, sans faire de cauchemars et nous ne nous réveillerons jamais. "

Pour ma part, si j'avais la liberté de choisir, ce serait cette dernière hypothèse qui aurait ma préférence : cesser d'être, ne plus rien voir, ne plus entendre, ne plus rien sentir ! Les hommes me foutant enfin la Paix avec le Repos Eternel par dessus le marché ! C'est la grâce que je me souhaite !

JOSSOT
Sidi-Bou-Saïd
Tunisie.
_________

Cette poignante confession de Jossot, formulée en 1951, peu avant sa mort, s'achève par une bibliographie personnelle, significativement ponctuée de la mention :
« épuisé, épuisé, épuisé... »

Dernière page de Goutte à goutte, Mémoires inédites de Jossot Les Refroidis, L'Assiette au beurre, n° 156, 26 mars 1904
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