Jossot peintre

Comme les aquarelles, les toiles de Jossot sont encore méconnues parce qu'elles sont dispersées dans des collections privées, majoritairement en France et en Tunisie. Seules vingt-cinq toiles sont actuellement inventoriées, aussi un large appel est-il lancé aux collectionneurs, marchands et particuliers qui pourraient me signaler leurs trésors. Dans ces conditions, il est malaisé de porter un jugement sur cet oeuvre qui, au premier abord, apparaît moins vigoureux et moins osé que les caricatures ou les aquarelles.

La création de ce site et des rencontres liées à la préparation d'une exposition Jossot, ont permis de rassembler à ce jour (juin 2009) une quinzaine de reproductions de toiles de Jossot, ce qui porte actuellement l'oeuvre peint à 40 oeuvres. Un grand merci à tous ceux qui ont bien voulu sortir leurs collections de l'ombre. S'il est encore impossible d'établir une chronologie stylistique rigoureuse, des regroupements se dessinent et des tendances se dégagent. Dans certaines de ses toiles, Jossot adapte avec bonheur ses découvertes d'aquarelliste à la peinture à l'huile. Cela donne des toiles plus spontannées, où la dynamique du pinceau se met au service de l'expression. Comme beaucoup de peintres orientalistes, Jossot révèle aussi sa fascination pour la lumière si particulière de la côte tunisienne qui génère des couleurs extraordinaires.

Bretons au calvaire, huile sur toile (92 x 73 cm)

Militant pour la reconnaissance artistique de la caricature, Jossot n'a pas hésité à créer des toiles satiriques entre 1904 et 1912. Le premier propriétaire de cette toile n'y percevait pas d'intention moqueuse, mais un dessin paru dans l'Ymagier en dévoile le sens... en réalité, Jossot raille l'iconographie et le style des Nabis en même temps que les coutumes bretonnes.

Chez le notaire, huile sur toile, 1911

Cette toile, intitulée Chez le Notaire, réalisée en 1911, fait partie des tentatives maladroites de Jossot pour fusionner peinture et caricature. La présence de l’homme de loi se lit dans l’intimidation et le désarroi de ses interlocuteurs. Les mots « vente », « hypothèque », sont visibles sur les affiches en arrière plan et permettent de comprendre la gêne des paysans.

Avocat (45x37)

Cette toile satirique est l'une des rares à traduire en peinture un peu de ce qui faisait la dynamique des caricatures de Jossot. Les traits de l'avocat sont durement soulignés d'un trait noir directement importé de ses caricatures. La touche directionnelle participe à l'expression des passions, jusque dans les zones d'ombres colorées.

Sans titre, (Charmeur de serpent) (~ 120 x 140 cm)

Cette scène orientaliste typique est sans doute l'une des toiles les plus réussies de Jossot. Le cerne et l'humour de ses caricatures y est adapté dans un savant découpage d'ombres et de couleurs vives. Les spectateurs ont les yeux rivés sur un personnage, à droite, qui porte le veston et le fez...

Collection privée, Enterrement (38 x 46 cm)

Un internaute partageur nous révèle un autre aspect du Jossot orientaliste : ici le peintre étudie la lumière d'Afrique si complexe, avec ses dorures, ses ombres bleutées, ses échos et nuances, qui met du violet dans les carnations ou des traînées turquoises dans les sourcils ! Une encre de 1912 abordait déjà le thème de l'enterrement musulman.

Aloès (50x80 cm), coll. privée

Jossot nourrissait une fascination particulière pour les enchevêtrements de cactus et d'aloès qu'on rencontre encore autour de Sidi-bou-Saïd. Dans ses encres préparatoires, il en tire des effets décoratifs et étudie les jeux de lumière sur les feuilles dentelées. Ici, il transpose et complexifie ces effets en associant les qualités graphiques à la matière picturale.

La Rue du Persan, huile sur toile,(61 x 50 cm), MAM, Tunis, 1929

La Rue du Persan est la toile la plus connue de Jossot, la seule qui ait intégré une collection publique. Cette rue était réputée pour ses prostituées qui fournissaient aux peintres européens des modèles consentants. A côté de la toile de Roubtzoff portant le même titre, celle de Jossot est dépouillée de toute anecdote. Sous son maquillage clownesque, la fille a l'air d'une bête traquée, tandis qu'au loin, un homme brutalise une consoeur.

Sans titre, huile sur toile(~ 103 x 48 cm)

Le bleu profond de cette toile et les personnages mis à distance, comme perçus dans une longue-vue tenue à l'envers, sont caractéristiques des paysages réalisés par Jossot dans le désert. Son format panoramique évoque le rythme lent des grands espaces où tous les mouvements sont en suspens, silencieux, écrasés sous une chape de chaleur.

Le Hoplithe et sa payse, huile sur toile

Jossot réalise encore des toiles humoristiques après la Seconde Guerre mondiale. Pendant quelques années, il s'est fait une spécialité d'imiter la facture des mosaïques romaines, sur un mode burlesque : celle-ci est intitulée Le Hoplite et sa Payse.

Artiste et bourgeois

Je ne saurais mieux faire que d'emprunter à M. Jossot le titre de son amusant recueil pour définir la coalition qui se déchaîne en ce moment contre le tableau qu'il a exposé, salle Léon Court : La Tentation de Saint-Antoine.

C'est bien, en effet un troupeau de bourgeois, dont l’incompréhension et l’ignorance se mâtinent de tartufferies , qui hurle contre un artiste.

Je n’ai pu m’empêcher d’en rire, tout d’abord ; mais, à la réflexion, je m’en indigne.

Non point pour Jossot qui est au dessus de ces rages de sacristie, non pour l’art qui s’indiffère des critiques ridicules ; mais pour le bon renom des Dijonnais, qui méritent de n’être point jugés sur l’ébouriffante appréciation d’un journal assez audacieux pour insérer gravement ces lignes : « L’œuvre envoyée est un échantillon unique, espérons-le, de dépravation, d’ordure et d’inconvenance ! »

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Examinons donc l’objet du litige.

Il y a dans Flaubert, un passage ainsi conçu :

« La tentation du diable manquait, je l’ai appelé. Je l’ai appelé. Ses fils sont venus, – hideux, couverts d’écailles, nauséabonds comme des charniers, hurlant, sifflant, beuglant, s’entrechoquant les armures et des os de mort. Quelques uns crachent des flammes par les naseaux, quelques uns font des ténèbres avec leurs ailes, quelques uns portent des chapelets de doigts coupés, quelques uns boivent du venin de serpent dans le creux de leurs mains ; ils ont des têtes de porc, de rhinocéros ou de crapaud, toutes sortes de figures inspirant le dégoût ou la terreur ».

Jossot a songé à traduire plastiquement cette belle page. Il en a voulu rendre à la fois le monstrueux grouillement et l’impression répugnante. Si, au lieu d’être un caricaturiste, il avait été un symboliste épris de fantastique horrible, il se serait ingénié, comme Odilon Redon, à préciser d’effrayantes et vagues visions, qui flottent, semblables à des cauchemars, dans les rêves fous d’un buveur d’éther.

Mais l’artiste a compris autrement son rôle ; il ne s’est pas contenté de reproduire figurativement Flaubert ; il l’a interprété, en ajoutant à la difformité physique des monstres, la difformité morale qui est grotesque. Ce faisant, le drame s’atténue, mais la signification morale s’éclaire. Tout le monde ne saisit pas toujours le sens des lithographies de Redon, mais sans grande clairvoyance, tout le monde peut rendre compte de la pensée de Jossot : les vices sont laids, mais il sont également risibles. Le ridicule a-t-il donc perdu de sa force de correction ?

C’est alors que nous voyons une ruée de démons « hideux, couverts d’écailles, hurlant, sifflant, beuglant » vers la retraite paisible où le saint est en prière. Ces diables ont des têtes de chimères, de porcs, de crocodiles, d’éléphants, etc. sur des corps de fœtus, de tortues, de serpents, figures descendues des gargouilles de nos cathédrales, descellées des stalles d’églises, jaillies des eaux-fortes de Callot, de Goya, des Kermesses de Téniers, de Rubens, des toiles de Breughel, j’oserai même dire de celles de Mantegna, de Valdès-Léal, et des « illustrations » de la Divine Comédie, par le divin Sandro.

Ah ! si l’on voulait justifier l’artiste du reproche de grossièreté, les exemples ne manqueraient pas ! mais que répondre à des gens qui ne voient « la dépravation, l’ordure et l’inconvenance » en une matière où tant de maîtres sont allés plus loin que lui, lui qui, dans son œuvre, a délibérément écarté la polissonnerie. N’est-ce pas Dupanloup qui disait : « Ce sont les dépravés qui trouvent que l’art déprave » ?

Mais il y a un dessous à cette indignation, et Jossot est taxé de sacrilège ! Un démon à pieds de boucs et à corps de femme, ne souille-t-il pas de ses déjections, l’ombre auguste de la croix ? Infamie ! s’écrie le rédacteur des chiens écrasés, improvisé critique d’art et censeur des mœurs. Et, là-dessus, il conseille de ne pas exposer le tableau, où, si on passe outre à ses objurations, de ne pas le montrer aux jeunes filles artistes ! Les autres, sans doute, pourront s’en délecter.

Est-il besoin de prouver que des démons ne sont pas des saints, qu’ils ne respectent pas ce que les croyants vénèrent, et que l’acte de l’un d’eux n’est qu’un moyen de plus pour rendre la scène plus odieuse, et partant plus morale ?

Hélas, oui, il faut le dire, puisque le tableau a été mis en pénitence, retourné contre le mur, et qu’on a pas craint d’infliger cette avanie à un compatriote dont le talent a été reconnu par des maîtres comme Puvis-de-Chavannes et Carrière et par des critique nombreux, dont celui du Temps

Et comme si ce dernier avait prévu l’incartade de son petit confrère, il écrit : «  L’arme que Jossot emploie n’est pas empoisonnée ; son crayon vise les ridicules, s’attaque avec bonne humeur aux travers, portraiture en charges grotesques. Artistes ou bourgeois, il les cingle dans leurs prétentions imbéciles ou dans leurs infimes petitesses, avec une verve bouffonne dont la fantaisie débridée extravague sans cesser d’être juste. »

Prenez garde, ô compatriotes, il y aura un jour une belle revanche pour Jossot.

Clément-Janin, 1895.

Exposition Abdou l’Karim Jossot à la boutique d’art

La première fois que je vis notre exposant d’aujourd’hui – qui s’appelait alors Jossot tout court – c’était dans les bureaux de « l’Assiette au beurre », publication illustrée assez véhémente, de temps du règne de Félix Faure.

Jossot était déjà un « monsieur » dans le monde des dessinateurs humoristiques et des affichistes et ce jour-là, on venait, je crois bien de lui prendre une suite de dessins pour un numéro spécial à tendance nettement antimilitariste qui devait s’intituler « Fixe !! »

Ce jour là également, on venait dans les mêmes lieux de me restituer quelques croquis, que ma jeunesse présomptueuse avait cru suffisamment intéressants pour être livrés à la publicité...

Je ne sais pas trop pourquoi je raconte cette histoire... Elle me vieillit bigrement et Jossot aussi.

Je ne revis Jossot qu’en Tunisie, quelque temps avant sa conversion à l’islamisme. Il peignait toujours et je vois aujourd’hui avec plaisir, qu’alors même qu’il s’en défendait, il continuait à manier le pinceau dans sa retraite parfumée d’Hammamet.

Comment définir le talent de Jossot ?

C’est très embarrassant. Car Jossot est à la fois un peintre – un vrai – dans ses paysages de Sidi-bou-Saïd et d’ailleurs, un décorateur somptueux, un humoriste subtil, un caricaturiste acerbe, un dessinateur remarquable, un affichiste de qualité...

Et puis c’est aussi un grand producteur. Une seule visite à son exposition ne suffit pas pour voir tout. Il y en a sur les murs des deux salles, il y en a sur les rayons des bibliothèques et il y en a encore « en vrac » sur une table.

Je ne citerai qu’une toute petite partie des œuvres qui me plaisent en signalant ses « cactus devant la mer », ses « Rues de Sidi-bou-Saïd », ses « haleurs », ses « oasis », ses « bédouines lavant », son « défilé d’ânes » parmi les peintures et les aquarelles et, parmi les dessins, une sorte « d’idylle tunisienne », des vieux juifs, une « fille de joie » de la rue du Persan d’une vérité lamentable et d’autres encore pleins d’une humanité réaliste du plus poignant effet, que vous découvrirez vous-même, parce qu’il n’y a qu’à se donner la peine de les regarder pour les voir.

Jossot était là ce soir. Il y avait trois ans qu’il n’était pas venu à Tunis.

Il repart demain pour son village, afin de se garer des automobiles, des méchants et des sots, afin d’être libre aussi de peindre s’il lui en prend envie, de ne rien faire s’il en a le désir et de philosopher... si le besoin s’en fait sentir.

Et Jossot qui est un bel artiste est aussi un sage, comme on n’en rencontre pas souvent.

Il faut donc ne point manquer d’aller jouir de la riche moisson qu’il offre à notre curiosité et à notre admiration.

Henri Verbizard, 1927.

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